Titre

Ghost v 2.5

Accroche

Il est des amitiés faites pour durer.

Description

Un drame où la technologie est totalement dépassée, ce qui du coup lui donne un petit charme désuet.
32 000 caractères

Texte complet

Ghost v 2.5

1

— Allo, Rick ?

— Ouais, alors ?

— Ça y est, je viens de finir de monter le modem dans la bécane.

— Super, Phil ! On essaie ?

— Je veux, oui.

Rick et Phil étaient deux amis, des vrais, pas de simples camarades de classe. Ils se connaissaient depuis qu’ils étaient tout petits et l’un pour l’autre, ils étaient comme des frères. Rick était le plus grand, environ un mètre quatre-vingt. Il avait les cheveux longs, tout comme Phil d’ailleurs, et une discrète paire de lunettes métalliques trônait devant ses yeux bleu clair. Phil, lui, était plus petit et plus carré, ce qui n’était pas bien difficile étant donné que Rick faisait un peu grand échalas avec sa carrure très fine. Il avait les cheveux très sombres contrairement à Rick qui les avait d’un châtain clair, et des yeux d’un noir profond. À dix-neuf ans – ils avaient deux mois d’écart –, ils partageaient une passion commune : L’informatique.

Ils faisaient leurs études dans ce domaine, ils avaient chacun un ordinateur, et tout leur argent y passait en amélioration, aménagement et changement de divers périphériques. Pour l’instant, ils venaient d’investir chacun dans un modem. Malgré le fait qu’ils habitent dans le même pâté de maisons, cela leur permettrait de communiquer à distance, et surtout de pouvoir s’échanger des fichiers volumineux sans se trimbaler avec des dizaines de disquettes. Maintenant ils pourraient se connecter avec diverses bases de données, Internet, et même communiquer avec le réseau de leur université. Mais avant tout cela, il fallait bien tester le bon fonctionnement des appareils, et c’était bien ce qu’ils s’apprêtaient à faire.

— Bon, dit Phil. Je lance le programme de communication.

— OK, répondit Rick, c’est fait de mon côté.

— On se paramètre sur combien ?

— On teste le plus rapide, 28 800 bauds ?

— Ça marche, je le mets sur 28 800, confirma Phil. Bon, il est initialisé.

— Moi aussi, surenchérit Rick d’une voix où perçait un brin d’excitation.

— Je raccroche et je t’appelle, si tout marche bien, je t’écris un petit mot dans une minute.

— Ça roule…

Ils raccrochèrent tous les deux en même temps. Sur son clavier, Phil composa le numéro de Rick et valida. À l’écran, un message lui indiqua que la composition était en route, puis le programme l’avertit qu’un signal répondait, qu’il se mettait en phase, et finalement, l’écran s’effaça pour ne laisser qu’une unique ligne en haut à droite :

# COMMUNICATION ETABLIE...

De son côté, après avoir raccroché, Rick avait attendu, les yeux rivés sur l’écran de son micro. Le téléphone avait sonné une fois, puis deux, et à l’écran, le programme l’avait informé qu’une communication était en cours d’initialisation. Puis moins de dix secondes plus tard, il avait reçu le même message que Phil lui relayait :

# COMMUNICATION ETABLIE... Quel beau message ;-)

Un sourire aux lèvres, Phil pianota sur son clavier. À quelques distances de là, Rick reçut un message.

# Comment ça va gros cake ?

C’était l’une de leurs expressions communes. Rien de méchant, une habitude amicale. Rick pianota à son tour, et ce fut Phil qui reçut :

# Inpec, ça marche du tonnerre.

Durant plusieurs minutes, ils communiquèrent encore, essayant les diverses possibilités du logiciel et le transfert de données. Finalement, comme tout semblait fonctionner, ils coupèrent la communication. Chacun de leur côté, leurs parents allaient rentrer, et se serait bientôt l’heure de dîner. Ils s’y remettraient plus tard.

2

Le lendemain, ils se retrouvèrent à l’arrêt du bus pour aller à l’université.

— C’est super hein ? Fit Phil. Comme ça on pourra se refiler nos projets d’info sans avoir à démonter les disques durs ou à se trimbaler les bécanes.

— Ouais, répondit Rick songeur. Je me demande… Tu crois qu’on pourrait utiliser la carte sons avec le modem ?

— Tu veux dire, parler dans le microphone et entendre par les enceintes via la carte, fit Phil d’un air intéressé.

— Oui… Évidemment, on ne pourrait pas s’écrire et se parler en même temps, mais pour se passer des consignes, ce serait moins fastidieux non ?

— Ouais, comme ça on serait en communication modem et au téléphone en même temps, et on pourrait se parler sans avoir à raccrocher la ligne. Ça vaut le coup de s’y pencher. Je demanderais au prof de câblage si ça ne pose pas de problèmes de conflits entre la carte modem et la carte sons. S’il me dit que ça peut marcher, on se programmera une petite routine.

Comme le bus arrivait, ils attrapèrent leurs sacs et montèrent. Le trajet ne durait pas plus d’une demi-heure, qu’ils passèrent à discuter du meilleur moyen de programmer leur petit projet.

La journée passa dans la fébrile ambiance de l’université. Entre chaque cours les deux amis discutaient, soit d’un point particulier soulevé par le professeur, soit du petit bricolage qu’ils avaient en tête.

Finalement, ils se retrouvèrent dans le même bus que le matin, mais en direction de chez eux cette fois. Ils avaient la certitude que leur idée était viable, le professeur les avait réconfortés sur ce point, et ils avaient hâte de s’y mettre. En descendant du bus, Phil dit à son ami :

— Tu m’attends deux minutes, je vais chez le marchand de journaux.

On était au début du mois, et les revues informatiques étaient parues. Rick hésita à l’accompagner, puis il lui lança :

— Vas-y je t’attends là, je regarde ce qui passe au ciné.

Pendant que son ami traversait la rue pour se rendre au kiosque qui était en face, Rick s’approcha de la devanture du cinéma qui était à une vingtaine de mètres de l’arrêt du bus. Il jeta un œil sur les photos des films à l’affiche et regarda ceux qui devaient sortir dans les prochaines semaines. Il y avait là deux ou trois bons trucs qu’ils pourraient aller voir un de ces quatre. Tandis qu’il lisait le résumé d’un film qui passait en ce moment, il entendit un brusque crissement de pneus venant de la rue. Presque instinctivement, par pur réflexe, il se tourna vers la chaussée. Alors, tout comme dans un film, justement, le reste de la scène lui apparut au ralenti.

Au milieu de la large rue se tenait Phil, son sac sur une épaule et un magazine à la main. Il était tourné vers l’origine du bruit. Une grosse voiture grise venait de déboucher du carrefour un peu trop vite et s’avançait vers lui, Rick pouvait voir la fumée sous les pneus. Déjà, implacablement, l’arrière du véhicule dérapait, emporté par son élan. Phil était comme paralysé, cloué sur place par la surprise, il n’était qu’une frêle silhouette en face de la massive forme du véhicule. Dans une tentative désespérée, le conducteur braqua complètement, ce qui eut pour effet de mettre la voiture définitivement en travers de la route. Rick nota les traces noires que laissait la gomme sur l’asphalte. En crabe, le lourd véhicule continuait inexorablement sa glissade vers Phil.

Rick vit l’aile arrière faucher son ami. Dans un silence total, le magazine s’envola d’un côté, la bretelle du sac arrachée, ce dernier virevolta en l’air, et Phil, son ami de toujours, n’était plus qu’un pantin désarticulé qui passait par-dessus le coffre de la voiture.

C’est alors que tout reprit sa vitesse normale et qu’avec un certain décalage Rick prit conscience de tous les sons. Le choc sourd contre la tôle, le crissement strident des pneus qui n’avait pas cessé, et maintenant, le bruit mou du corps de son ami s’écrasant sur le bitume. La voiture termina son tête-à-queue et alla finir sa course contre une camionnette en stationnement avec un bruit de tôle froissée et de verre brisé.

Il y eut alors un cri, un cri dont Rick mit longtemps à comprendre l’origine. C’était sa propre voix qu’il entendait, et elle hurlait de désespoir : PHIL !!!

Au milieu de la rue, son ami était étendu, immobile. Autour de lui, une tache sombre s’élargissait peu à peu. Son buste à plat sur la chaussée faisait un angle anormal avec les jambes et la tête.

Déjà, un attroupement se formait et tandis que Rick s’approchait, loin, très loin dans la ville, on pouvait entendre le bruit des sirènes qui convergeaient vers le lieu de l’accident.

3

On ne mesure jamais assez la chance d’avoir une grande amitié que lorsque l’on a perdu celle-ci.

Depuis toujours, Rick avait vécu avec Phil. Ils mangeaient souvent ensemble, allaient en cours ensemble, sortaient au cinéma ensemble, ils se téléphonaient régulièrement. Toutes ces choses faisaient partie de leur quotidien, si bien qu’ils ne s’en rendaient plus compte. Mais maintenant, Rick était seul. Pour chaque chose, pour chaque geste, il était désormais livré à lui-même. C’était arrivé comme cela, s’en prévenir. Du jour au lendemain, il se retrouvait dans un autre monde. Il lui fallait penser, manger et vivre différemment. Les choses aussi simples que marcher dans la rue, regarder un film, manger au restaurant, jamais il ne les avait imaginées sans son ami, et dans chacun de ses gestes, il y avait toujours quelque chose pour lui rappeler Phil.

Quand il marchait, il guettait le pas de son ami à ses côtés. Quand il mangeait, il se rappelait que tel ou tel plat était le préféré de Phil. Sans cesse, des détails faisaient ressurgir en lui des images de scènes vécues toutes les deux. Qu’un verre vienne à tomber, et il se rappelait le jour mémorable où ils avaient malencontreusement brisé la vitrine du boulanger en jouant dans la rue. Une simple publicité à la télévision, et il se rappelait ce qu’ils en avaient dit, comment ils l’avaient tourné en dérision. Et le pire, c’était l’ordinateur, dès qu’il l’allumait, il repensait à leurs projets, aux heures passées ensemble à travailler ou à jouer.

Il vivait un véritable cauchemar, mais il n’y avait aucune chance pour qu’il soit libéré par le réveil. Ses résultats scolaires s’en ressentaient, il n’allait plus régulièrement en cours, ne révisait plus. De doute façon, il n’avait plus goût à rien, ne finissant pas les livres qu’il commençait, étant agacé au bout de quelques minutes passées devant son ordinateur, il n’y avait guère que le cinéma qui l’attirait. Il s’abrutissait d’images, allant voir des films pour se noyer dans l’imaginaire et oublier la réalité.

La terrible réalité de l’enterrement, par exemple, qui avait été d’une tristesse incommensurable. Enterrer un être cher n’est jamais aisé, mais lorsqu’il s’agit d’un jeune, cela parait tellement illogique que des parents enterrent leur enfant, c’est si affreux, que toutes les personnes présentes s’étaient retrouvées accabler par un chagrin sans nom.

Rick était resté avec les parents de Phil, qui le considéraient un peu comme leur second fils, et ils étaient rentrés ensemble, se montrant forts les uns avec les autres. Mais dès que Rick était retourné chez lui, chacun avait craqué et s’était laissé aller à sa douleur.

Seul le temps pouvait désormais panser les blessures, mais combien de temps ?…

*

*            *

Rick avait fini par sombrer complètement, il passait des heures au cinéma et devant la télévision qui était dans sa chambre, s’abreuvant d’images qu’il ne digérait même plus. Il était sale, mal rasé et sous alimenté. Ses parents avaient bien essayé de discuter avec lui, mais il n’écoutait plus ce qu’on lui disait, alors ils avaient fini par le laisser tranquille, espérant qu’il remonterait la pente de lui-même, avant d’être obligé de faire appel à un spécialiste.

Cela faisait deux mois que Phil était mort, qu’en Rick fut confronté pour la première fois à une énigme informatique curieuse.

Il revenait chez lui, porteur d’une demi-douzaine de cassettes louées au vidéo club et s’apprêtait à charger la première dans son magnétoscope. Sur le bureau, le ventilateur de l’ordinateur faisait vibrer une feuille de papier. Rick s’approcha dans l’intention d’éteindre la machine, chose qu’il aurait d’ailleurs déjà dû faire avant de descendre chercher ses cassettes.

D’un mouvement rapide de la souris, il balaya l’économiseur d’écran qui faisait des arabesques sur le tube cathodique. Il cliqua sur le bouton permettant de quitter Windows et s’apprêtait déjà à basculer l’interrupteur de l’ordinateur. Mais au lieu de se fermer comme il l’aurait dû, le système d’exploitation afficha une fenêtre d’information.

# Vous avez reçu un message. Voulez-vous le sauvegarder avant de quitter ?

Rick resta un instant sans comprendre, puis il réalisa que son gestionnaire de modem travaillait en tâche de fond. Quelqu’un avait dû appeler en son absence. Le tout était de savoir qui, puisque Rick avait sa propre ligne, indépendante de celle de ses parents, et que si le programme signalait un message, c’était qu’il y avait eu connexion, donc appel provenant d’un autre modem. Qui pouvait bien savoir qu’il avait lui-même connecté son micro sur cette ligne ? Rapidement, il alla dans le gestionnaire du modem et afficha le message qui lui était destiné.

À l’écran apparut une pleine page de chiffres et de lettres qui à première vue ne voulaient rien dire. Rick se demanda ce que cela pouvait bien signifier, peut-être une mauvaise connexion, ou une ligne parasitée. Il demanda un rapport sur l’état de la dernière connexion, et attendit que l’imprimante ait fini son œuvre. Sur la feuille figuraient la date, la durée de la connexion et son état, en l’occurrence, normal. Ce qui voulait dire que Rick avait reçu exactement ce qui avait été émis : une suite illisible de chiffres et de lettres. Il allait jeter la feuille avec la ferme intention d’effacer ensuite ce message, quand son regard se posa sur le numéro de téléphone du correspondant… Sa respiration se coupa, il blêmit d’un coup et sentit un long frisson lui parcourir l’échine, ce qu’il venait de lire, c’était le numéro de téléphone de Phil, celui de sa chambre. Sans savoir pourquoi, il saisit son propre combiné et composa le numéro. Au bout de deux sonneries, une voix se fit entendre.

— Allo ?

Rick marqua un silence.

— Allo, répéta la voix, qui est là ?

Finalement, il reconnut la voix du père de Phil, et il répondit.

— C’est Rick… Je… Heu…

— Ça va Rick ?

Le ton de la voix était neutre, seule la politesse avait dicté cette phrase. Non, Rick n’allait pas bien, pas plus que le père de Phil qui frôlait la dépression, mais il fallait maintenir les apparences.

— Oui, répondit Rick avec la même voix neutre qui voulait tout dire. J’ai reçu un message de Ph… Il se reprit juste à temps. J’ai reçu un message de l’ordinateur de Phil, et je me demandais si c’était normal.

— Je ne sais pas trop, répondit le père. J’étais dans sa chambre, comme ça et… j’ai allumé l’ordinateur pour… tu sais, il l’aimait tant et puis…

Rick sentait les larmes toutes proches derrière ces paroles, et il garda le silence.

— Enfin reprit le père avec un reniflement, j’ai peut-être fait une fausse manipulation. Je ne sais pas… Je voulais juste voir s’il n’y avait pas quelque chose dans l’ordinateur, mais je ne suis pas très féru.

Il y eut un long silence, puis il reprit.

— Avec ma femme, on cherche à se souvenir, tu comprends, et… comme il passait le plus clair de son temps sur sa machine, je me suis dit que peut-être il y aurait… je ne sais pas quoi… une photo, une lettre, sa voix… tu comprends, ce genre de chose…

Il pleurait, et Rick sentit une boule se former dans sa gorge. Il prit la parole.

— Je comprends, pardon pour le dérangement.

— Non, non, tu ne me déranges pas Rick. Je m’excuse… Je ne vais pas très bien… le blues, tu sais… je vais te laisser…

— Au revoir, fit Rick.

— Au revoir…

Rick raccrocha. Il était bouleversé et se laissa tomber sur sa chaise de bureau. À l’écran, l’économiseur dessinait maintenant des petits carrés pastel. Rick balaya l’écran d’un coup de souris, ce qui eut pour effet de faire apparaître le message reçu. Il fixa la longue liste alphanumérique, l’esprit préoccupé. Ses yeux enregistrèrent des suites, quelques combinaisons, et il sortit rapidement de sa torpeur. Ce message avait une logique ! Il ne voulait rien dire en alphabétique, mais il y avait là des suites hexadécimales et binaires. Ce n’était pas un appui hasardeux sur les touches du clavier qui avait pu donner un tel résultat, il y avait bel et bien une démarche délibérée et logique dans tout cela. Rick alla chercher ses livres d’informatique. Dans les dernières pages, il trouva les tableaux de conversion hexadécimale et binaire. Saisissant un stylo, il prit la feuille imprimée plus tôt et commença sa longue traduction.

4

Cela n’avait pas été simple, le message était constitué de codes hexa et binaire mélangés, qui plus est sans espaces ou séparations entre chaque combinaison. Si bien qu’il avait fallu plusieurs heures à Rick pour obtenir la version alphabétique du message, qui elle aussi était bizarrement mise en page. Mais le style de l’écriture n’était rien en comparaison de ce que le message laissait comprendre :

# BESOI N  s  z   AI DE  ?   ù %     TOI à é9 GROO S «  @   CAK E   crc |

Rick ne savait pas quoi penser. Il était improbable, sinon impossible, que le père de Phil soit l’auteur de ce message. D’une part, il n’avait pas les connaissances nécessaires pour écrire un tel message en langage machine, et puis quel en aurait été le but ? Mais d’un autre côté, si ce n’était pas lui, alors qui avait pu envoyer la missive ? Le père de Phil avait dit se trouver dans la chambre de son fils, or il n’y avait aucun doute quant à l’origine de la connexion, elle s’était faite à partir de ladite chambre. Difficile d’imaginer une tierce personne présente dans la pièce et envoyant à Rick un message aussi bizarre, qui plus est se terminant par « gros cake », interjection peu répandue dans le langage courant, c’était le moins que l’on puisse dire.

Rick avait beau être rationnel, quand on est informaticien on l’est toujours, il arrivait tout de même à une curieuse conclusion, car tout à fait logique justement, c’était l’ordinateur lui-même qui avait envoyé ce message. Le père de Phil avait allumé la machine, et en tache de fond, le micro s’était connecté et avait envoyé sa missive. C’était une bien belle théorie, seulement elle pêchait par un côté non négligeable, comment en effet un ordinateur pouvait-il décider seul d’effectuer une opération autre qu’un calcul interne destiné au bon fonctionnement du système ? Rick avait beau être rationnel, il ne pouvait s’empêcher de penser et d’espérer secrètement que ce message émanât en fait de Phil…

Tout d’abord l’idée le frappa par ce qu’elle avait d’insensé, mais avec tous les films, tous les scénarii abracadabrants qu’il avait vus ces derniers temps, sa raison lui dit qu’après tout, un esprit dans un ordinateur, pourquoi pas ?

Oui, pourquoi pas ? Surtout si Rick avait très envie que ce soit le cas. Pour la première fois depuis deux mois, il était intéressé par quelque chose, il voulait savoir, en avoir le cœur net une bonne fois pour toutes. Aussi, dans la soirée, il appela chez Phil, ce fut une fois encore son père qui répondit.

— Allo ?

— C’est encore Rick. J’ai bien réfléchi à ce que vous cherchiez sur le micro de Phil, je pourrais peut-être vous aider, je sais comment il classait tous ses fichiers, et puis je connais bien sa machine.

— Oui, c’est vrai… et puis cela nous fera du bien de te voir. Tu viens dîner ?

— D’accord.

Le père de Phil semblait avoir repris un peu de force, mais, Rick le savait, c’était une période où le moral jouait au yo-yo, tachant d’oublier, mais se rappelant brutalement le manque causé par la disparition de l’être aimé.

Comme prévu, Rick alla dîner chez les parents de Phil. La discussion était froide, chacun essayant de ne pas parler de ce qui pouvait bouleverser les autres. Leur pôle commun, à savoir Phil, n’étant plus là, ils se parlaient comme de vagues connaissances, discutant sommairement du temps, de la politique et des événements du jour. Pour tout le monde, ce fut une expérience difficile, chacun souffrait et avait du mal à le dissimuler aux autres. Aussi stupide que cela puisse l’être, il y avait une ambiance chargée, les apparences, toujours les apparences, ne rien dire de ce que l’on ressent, ne pas s’étaler de peur de blesser ou de paraître ridicule, alors que le mieux à faire justement, eut été de parler de Phil, d’en parler encore et encore, se souvenir de qui il était, qu’ils avaient été heureux et pouvait l’être encore d’avoir vécu à ses côtés. Au lieu de cela, on tentait vainement de lancer un sujet de conversation dont tout le monde se fichait éperdument.

Puis vint la fin du repas, et Rick demanda à aller dans la chambre de Phil. Pendant que les adultes débarrassaient, il alluma l’écran et l’ordinateur. Après le chargement du système, il alla dans le traitement de texte et frappa :

PHIL ?

À peine avait-il validé sa ligne, qu’une suite de signes semblable à ceux du message reçu tantôt s’afficha rapidement, ligne par ligne. Rick regarda, ébahi. C’était donc vrai… Dans le salon le père de Phil demanda :

— Tu trouves quelque chose ?

— Hum, hum, fit Rick en prenant un air absorbé.

Il fallait faire vite. Il imprima le texte et saisit rapidement un message à son tour.

Si tu me comprends clairement, je te reçois moi en code machine. Je suis chez toi, reste tranquille, je laisserais la bécane allumée en partant et je couperais la sonnerie de ton téléphone. Dès que je rentre je me connecte, jusque-là, pas de vagues...

Comme il n’y eut pas de message en réponse, Rick en déduisit qu’il avait été compris. C’était fou ! Il était complètement euphorique. Son copain était là, dans cette machine et… il avait hâte de rentrer chez lui pour en savoir un peu plus. Rapidement il imprima les documents de Phil pour ses parents. Il prit ensuite bien soin d’éteindre l’écran, mais pas le micro, et de baisser la sonnerie du téléphone, ensuite il rejoignit les parents de Phil dans le salon et leur remis la liasse de feuilles imprimées, gardant la première, celle avec le second message, dans le fond de sa poche. Il déclina l’offre du café et s’éclipsa rapidement.

Il était totalement surexcité et rentra presque chez lui en courant. Il salua ses parents et s’enferma dans sa chambre. Aussitôt il jeta sa veste sur le lit et alluma sa machine. Avant de se connecter, il regarda le message qu’il avait imprimé chez Phil. Il était beaucoup plus court. Rapidement il le traduisit :

RICK  ?¤ k

Il entra dans le module de communication et composa le numéro de Phil. À peine connecté, il reçut un déluge ininterrompu de code. Quand il eut de nouveau la main, il envoya :

# Je te reçois en code, trop long à traduire. Réponds par O ou N ont mes questions d’accord ?

Sur l’écran s’inscrivit le code binaire universel du « oui », à savoir le chiffre « 1 ».

# Tu sais où tu es ?
# 1

Rick avait temps de questions à poser, de chose à dire, qu’une discussion avec comme toute réponse des 0 et des 1 ne pouvait pas le satisfaire. Il eut alors une idée.

# Je pense que tu ne fais qu’un avec le processeur. Peut-être en restant branche pourras-tu mieux apprendre à maitriser la machine, mais pour le moment, c’est très difficile de discuter. Je vais programmer la table de conversion et te l’envoyer par modem sous forme d’un driver résident en mémoire. Comme ça tu n’auras qu’à continuer à communiquer comme tu le fais, mais moi je recevrai quelque chose de clair, ok ?

# 1

Sans ce déconnecter, Rick lança son programme de langage C. Rapidement, il entra la table de conversion hexa et binaire et leur équivalence dans la table alphanumérique ASCII représentant les caractères alphabétiques classiques. Il n’optimisa pas, il voulait faire vite. Après la compilation, il repassa dans le module de communication et avertit :

# Je t’envoie la routine et le programme compile. Ensuite, il faudra que tu te réinitialises. Tu pourras t’envoyer la séquence nécessaire toi-même ?
# 1

Rick lança la procédure de transfert du fichier. Ensuite, il attendit. Quand le programme fut entièrement transmis, il donna ses dernières instructions.

# Tu te réinitialises en chargeant le driver et tu me rappelles

Déjà, la ligne était coupée. Mais quelques minutes plus tard, le téléphone sonna. Rick baissa la sonnerie pour ne pas alarmer ses parents et attendit que la communication soit établie.

# Tu me reçois ? S’inscrivit sur l’écran.
# 5/5, tapa Rick.
# Bravo, excellente idée gros cake. Ha ! Ça fait du bien de pouvoir communiquer.

Rick était fou de joie. Ainsi, par le biais du modem, c’était comme si son ami de toujours était confortablement chez lui et lui avait simplement téléphoné.

# Tu es là depuis quand ?
# Si j’en crois l’horloge système, depuis presque 2 mois.
# Bon sang, tu te rends compte ?
# Je sais, pour moi c’est bizarre aussi. La dernière chose dont je me souvenais, c’était la grosse voiture grise. Ensuite, c’était comme si je me réveillais d’un long sommeil. Mais je ne sentais plus ni mes mains, ni mes pieds, ni mon corps !
# Tu es comment dans le micro ?
# Au début j’ai cru que j’étais dans le coma et que seul mon esprit fonctionnait. J’étais vraiment pleinement conscient, mais je ne voyais rien, n’entendais rien et ne sentais rien. Puis j’ai eu conscience de quelque chose, comme l’impression d'une chaleur ou, je ne savais quoi. En fait, c’était l’énergie de la pile du bios.
# Je n’arrive pas à y croire, tu es vraiment dans la bécane, c’est fou.
# Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. Il y avait juste cette chaleur, et puis comme je voulais m’en rapprocher, j’ai vu, comment expliquer cela. Ça fait comme une persistance rétinienne quand tu fixes un objet longtemps et que tu fermes les yeux. Donc j’ai vu une page de bios. Je ne comprenais pas, mais je reconnaissais mon bios, le paramétrage que j’avais fait et tout, quoi. Voilà, ça a commencé comme ça. Mais après deux mois, j’ai parfaitement compris ce qui m’était arrivé. 60 jours à ne penser qu’à cela, et je ne dors pas ! J’ai appris à maitriser les méandres du bios, mais impossible d’aller plus loin jusqu’à aujourd’hui.
# Je ne sais pas quel est le processus qui fait que ton esprit est là, mais je pense que durant tout ce temps, la bécane était éteinte. Seule la mémoire du bios était alimentée par la pile. Et aujourd’hui, ton père a allumé la machine.
# C’est exactement ce que j’ai pensé pendant ces deux mois. Et je me disais, dès que je le pourrais, je dois avertir Rick, il m’aidera. Alors quand il y a eu toute cette lumière, ce fourmillement autour de moi, je me suis dit, cette fois ça y est, quelqu’un a allumé ma machine. J’ai navigué un peu au hasard, ça ne marche pas comme avec le clavier vu de l’intérieur. Mais plus ça allait, et plus je comprenais comment faire. J’ai finalement lancé la composition de ton numéro et voilà.
# Et moi j’ai reçu un tas de code hexa.
# désolé, j’ai émis « en clair » pour moi, mais en ce qui me concerne, le « clair » c’est peut-être le langage machine désormais.

Les deux amis discutèrent une longue partie de la nuit. Ils comprirent un peu la façon dont Phil hanté la machine, du moins, ils réussirent à interpréter techniquement comment il agissait au sein de la machine, c’était déjà bien, quant à l’explication elle-même, il n’y en aurait certainement jamais de toute façon. Mais au-delà des caractéristiques techniques de la chose, ils avaient également convenu de n’en parler à personne. Rick avait évidemment émis l’idée d’en parler aux parents de Phil, mais ce dernier s’y était refusé. Personne ne croirait réellement à cette histoire, on évoquerait une supercherie de la part d’un petit génie de l’informatique, où justement on y croirait et Phil, l’homme-ordinateur deviendrait un phénomène médiatique ou de foire. Quitte à faire de la peine à ses parents, il préférait ne rien dire. Par contre, il ne voulait pas rester des mois sans fonctionner, à se morfondre. Il voulait profiter de sa nouvelle vie, apprendre à maîtriser complètement la machine et qui sait, avoir des projets d’avenir, peut-être ? Aussi, d’un commun accord, ils décidèrent que Rick tâcherait d’acquérir la machine de Phil auprès de ses parents.

5

Ce ne fut pas difficile, et du jour au lendemain tout changea. Dès que Rick eut récupéré la machine de Phil, il s’enferma des journées entières dans sa chambre, mais cette fois, avec un projet. Pour ses parents, il était métamorphosé. Il reprenait goût à la vie, et il était le seul à savoir pourquoi. Dès qu’il avait un moment de libre, il se penchait sur l’ordinateur de Phil et programmait. De son côté, l’esprit de Phil avait peu à peu pris parfaitement en main le fonctionnement de la machine, tandis que Rick travaillait à l’interface et à la convivialité de leurs communications. Ainsi, pouvaient-ils communiquer par la voix, mais aussi depuis peu par la vue. En effet, Rick avait acheté un ensemble de visioconférence, qui permettait à Phil de voir à l’extérieur via la caméra. Au fil des jours, Rick parachevait son programme qu’il avait baptisé Ghost. La version 1.0 permettait de communiquer par écrit, puis la version 1.5 concernait la mise en réseau de la machine de Phil et de Rick. Ainsi, Phil pouvait jeter un œil sur ce que faisait son ami. La version 2.0 avait vu l’avènement de l’audio et la dernière version, Ghost 2.5 était la version supportant la vidéo. Le programme était parfaitement au point, et les deux amis pouvaient presque se sentir liés comme avant. Ils discutaient beaucoup, regardaient quelques films, et jouaient ensemble, bien que Phil soit grandement avantagé. Ce dernier d’ailleurs, qui avait parfaitement maîtrisé les moindres recoins de l’ordinateur, pouvait non seulement finir n’importe quel jeu, mais aussi aider Rick à programmer. Il voyait en effet immédiatement ce qui n’allait pas au niveau des instructions. Partant de cet état de choses, d’ailleurs, il émit un jour l’idée qu’à eux deux, ils pouvaient créer un logiciel de qualité professionnel. Phil était capable de comprendre et d’aider les programmations les plus ardues, et Rick qui s’y connaissait tout de même pas mal pouvait être le lien avec l’extérieur. Leur première idée fut de se pencher sur l’intelligence artificielle, et cette fois, ce fut Rick qui trouva quoi faire.

— Mon idée est très simple, avait-il dit. Je pense que beaucoup de gens de par le monde souffrent de la perte d’un proche, et notre aventure m’a donné une idée. Nous pourrions créer un programme qui simulerait la présence d’un esprit dans l’ordinateur. Tu vois ce que je veux dire ? La personne entrerait le profil du défunt, et le module d’intelligence artificielle simulerait la présence de l’esprit en fonction de son caractère et de ses habitudes. À mon avis, pas mal de gens seraient intéressés par ce type de produit.

— Tu as raison. Il faut tout baser sur l’intelligence artificielle. Je te guiderais, ensemble on va faire un truc du tonnerre !

Et pendant des semaines, ils avaient travaillé d’arrache-pied, et finalement, leur projet avait abouti. Ils avaient créé un parfait logiciel d’intelligence artificielle qui pouvait se comporter comme on le lui inculquait en fonction des traits de caractère d’une personne défunte. Le réalisme était surprenant, et une société d’édition intégra le programme dans son catalogue. Rapidement, la presse fit les éloges de Rick qui faisait figure de petit génie. Mais lui, il gardait la tête froide, depuis que le logiciel était commercialisé, il avait pu faire un beau cadeau à Phil et ses parents. Il invita ses derniers en leur expliquant qu’il avait programmé son logiciel avec les variantes concernant Phil. Bien sûr, les parents ne pouvaient pas se douter de la vérité, qu’ils avaient réellement parlé avec leur fils. Mais pour les uns comme les autres, ça avait été un grand jour, et il n’y avait pas eu besoin d’un programme d’intelligence artificielle hyper sophistiqué pour cela, le bon vieux Ghost v2.5 et un zeste de magie avait suffi pour réunir une famille et à rendre le sourire à ceux qui pensaient l’avoir perdu à jamais.